Clément, l’un des volontaires WCF, superviseur chargé de l’habituation des chimpanzés, partage le récit d’une lutte à laquelle il a récemment assisté :

 » Tora s’est enfin assis. Un peu de repos apprécié après une journée à suivre ce mâle adulte, dominant de la communauté de chimpanzés de Djouroutou. Le groupe est presque au complet et se complait dans un chablis, à se reposer ou s’épouiller tout en douceur. Soudain, tous se relèvent et s’époumonent à arbre fendre. Les cris me percent les oreilles. Je regarde les deux écoguides qui m’accompagnent : « Ils ont entendu un autre groupe. Plein est ! »

Fission. En quelques secondes, les femelles et petits se volatilisent vers l’ouest. Les mâles se rassemblent autour du chef Tora. A partir de là, passage en mode furtif. Un dernier coup d’œil à son équipe de défense du territoire : 7 mâles capables, 1 femelle adolescente. Elle sera le trophée du groupe vainqueur. Je jette un regard à Akalé, un mâle juvénile qui tient à être du combat. Il est le protégé du chef Tora. Téméraire, il est toujours à jouer des épaules avec les grands mâles, ou à jeter des branches sur les écoguides.

En route. Le groupe avance d’un seul front, d’un pas décidé. Le territoire et les femelles sont menacés. Arrêt des singes. Arrêt des hommes. Silence. A l’est, les tambourinages de l’attaquant font trembler l’air. La marche reprend.

Les limites du territoire. Des racines sinueuses tantôt maigres comme des bras, tantôt plus épaisses que des troncs, permettent de franchir des gouffres peu accueillants. Des ruisseaux qui ignorent le piétinement des primates. Des arbres aux troncs massifs et corpulents. Le sol frémit d’un orage qui semble se précipiter pour assister à la confrontation. Les lianes s’embrassent d’une étreinte qui ne laisse aucun passage. Les primates avancent au rythme tribal de la forêt qui les accompagne. Les arbres s’agitent dans une danse folle. Les éclairs éclatent le ciel pour illuminer leur sillon. Les nuages font trembler l’air et la terre.

Le sol s’incline. Devant eux se dresse l’imposante stature du Mont Niénokoué. Ce bloc rocheux massif domine une étendue verdoyante d’une jungle grasse. Un pas de plus, et mon horizon de sous-bois dense se mue en une savane sèche qui peine à s’accrocher à la surface minérale du Mont. Je lorgne en avant. Les chimpanzés sont à découvert. Le tonnerre nous annonce qu’il est prêt. Les mâles se positionnent, les oreilles tendues à la recherche de leurs rivaux. Le rideau de la nuit s’avance doucement.

Mais c’est un mur de pluie qui déloge les chimpanzés. Ils se précipitent dans la sécurité du sous-bois. Le ciel se déverse avec une force brute. La lumière traverse enfin jusqu’au sol, profitant d’une eau qui fait dangereusement ployer les feuillages. Nous traversons tant bien que mal des éboulis de rochers recouverts d’un manteau de verdure. Ça tangue. Les chimpanzés brûlent leur frustration en remuant les arbres avec autant de ferveur que l’orage qui les a piégés. Ils rugissent leur rage. Strident. Ils hurlent aux cieux d’avoir dérangé leur lutte pour le territoire. Cette bataille, elle était contre les éléments.

Et ils l’ont perdu. »